Tapez « Flandres » sur un moteur de recherche. Apparaîtront deux données récurrentes : que ce film est interdit aux moins de 12 ans, et qu’il est un film irréel, abstrait. Or, ce film pourra heurter plus facilement encore, jusqu’aux plus âgés d’entre nous, car ce film est « du » réel : exactement là où le cinéma montre très rarement, un état possible de l’homme, état d’avant le langage, où la sexualité est déjà un état de guerre incivile.
Il y a un malentendu sur un mot, sur un sens du mot tel qu’il se déplace au gré de nos discours. Le cinéma n’y échappe pas, il n’échappe pas à cette emprise qu’il s’est cru depuis toujours avoir, sur ce mot là, pensant être l’outil idéal, une voie royale de nos visées conscientes. Un festival en porte d’ailleurs le nom, « Cinéma du Réel », un cinéma qui depuis les premiers enregistrements chronophotographiques, continue d’imprimer, en toute virtualité désormais, un hypothétique réel de l’homme. Ne devrait-on pas dire d’ailleurs, improbable réel, en tant que, de preuve, l’image ne l’a jamais faite. Que serait une preuve, véritablement, sinon l’arrêt de toute pensée, la fin d’un processus, l’idée même d’un jugement dernier, irrévocable, sans appel ? Nous continuons ainsi d’enregistrer, de filmer, du réel, nous le pensons, alors qu’il n’entrera jamais dans une boîte, aussi impressionnante soit-elle. Là où l’imagination peut s’entamer puis se rompre, le réel lui, n’a ni début ni fin : complexe, a-dimensionnel, infini, c’est dire, un réel impossible à être totalement symbolisé dans la parole ou l’écriture, et qui, par conséquent, « ne cesse pas de ne pas s’écrire (1) ». Et c’est bien par l’écriture justement, que ce réel est poussé encore plus loin, dans un lieu, toujours le même, où l’homme ne le rencontre jamais.
La division d’un nombre réel pourrait illustrer simplement cette assertion : Dans le quotient, la réalité ne cesse de s’écrire après la virgule, alors que ressurgit de l’autre côté, dans un alignement infini de chiffres, l’incomplétude d’un reste qui ne cesse de se remplir. Avant la virgule, s’inscrit une approximation du monde. Le dividende, fragment observé du réel apparaît comme divisé par un discours scientifique, le diviseur, symbole de notre a-préhension du monde et lieu de notre subjectivité. Tout de même, nos caméras divisent le monde, le partagent en unités de plans, nombre fini, encadré, cadré, discernable, et le reste, ce qui tombe au-delà des images, échappe à l’écriture, toute cinématographique qu’elle soit.
Le réel en tant qu’impossible donc, ne s’enregistre pas ; bien au contraire, il demeura dans ce qui n’a pas pu être filmé. Et c’est bien au nom de ce principe, que l’imaginaire et l’écriture en prennent le relais : comme une nécessité à combler le vertigineux d’un vide, une incomplétude, un désir d’écrire, quelle qu’en soit la forme : documentaire, fictionnelle ou scientifique.
La réalité elle, est appréhendable : c’est ce qui, du réel est articulé au langage, ce qui ne tombe pas et qui d’être ainsi formulable, ne peut se déprendre d’aucune image ou métaphore, c’est dire que la réalité, dans l’aliénation qu’elle indique, n’échappe jamais à une captation imaginaire.
À propos de Flandres, Bruno Dumont faisait part de cette réflexion dans les Cahiers du cinéma (2) :
« La télévision constitue le réel, le cinéma peut s’abstenir de le répéter ». Sujet digne d’une épreuve au bac cinéma, tellement il semble être au coeur de nos préoccupations, et de nos errances d’hommes communicants. Remarque étonnante, d’ailleurs, pour un réalisateur qui, aujourd’hui, est justement l’un des rares à positionner sa caméra à cette place singulière, décentrée, puisqu’elle ne divise pas le monde, elle le recompose en un seul lieu, sur une frange très particulière, où de nouveau, le réel est convoqué, rencontré, selon une écriture qui sans en rejoindre le style et le propos, rappelle en bien des endroits, un sentiment Durassien.
Depuis longtemps, la télévision a choisit le camp cyclopéen de l’imaginaire. Si le cinéma peut bien par moments s’abstenir de le répéter, c’est bien parce que l’art n°7, est doué d’écriture, d’une possibilité d’écriture dont le monde télévisuel lui, a fait le choix de ne pas s’encombrer : car toute écriture est lente, difficile, instable, non productive, hésitante, angoissante…infinitude là encore. A l’heure où les flux télévisuels sont tels qu’ils imposent de ne plus avoir à se poser ces questions existentielles, la production qui en ressort, ce n’est pas une révélation, est le jus pressé, compressé d’un formatage, c’est-à-dire mise en forme, mise en moule, où la matrice est déjà une image en soi, image en creux, dans laquelle se coule et se pétrifie la pâte à prendre du réel. Ce que constitue la télévision donc, n’est que la reprise incessante de notre imaginaire, car c’est là que les gains sont le plus à en attendre. Qui pourrait attester que les reportages les plus crus de nos actualités créent un sentiment d’étrangeté : c’est pourtant bien là que le réel s’indiquerait le mieux. A l’opposé, c’est à l’appel du sentiment, du ressentiment, du déjà vu, connu, entendu que la caméra et les machines de montage semblent lancer leur tête chercheuse, à l’adresse d’un imaginaire de plus en plus collectif. Ce n’est pas nouveau : les catastrophes, bonheurs familiaux, dure réalité du monde, vie des animaux, spectacles de la réalité, complétude du gain, sentiment d’appartenance à une communauté sont ici estampillés. Soit, se reconnaître à tout prix dans une image réconfortante : la télévision n’est pas une fenêtre sur le monde, mais un miroir qui s’avère de moins en moins déformant. Aussi, ce n’est pas à filmer une réalité déroulée devant une caméra, que pour autant, du réel s’enregistre. C’est peut-être oublier là, deux choses : la caméra et son oeil borgne d’un côté de l’image, et le spectateur dans son aveuglement face au réel, de l’autre côté de cette même image.(3)
Paysages des Flandres.
Le dernier film de Bruno Dumont, Flandres peut produire ce sentiment d’étrangeté. Le film est difficile, violent, sans spectacle, mais nous verrons cependant que l’étrange, ici, ne s’attache pas uniquement à ce seul fond de l’insoutenable, ou de la frayeur. Même si, comme souvent dans des scènes de guerre, le regard souhaite quitter l’écran, face à l’indicible du réel (comment est-ce possible ?), il s’avère que, tout au long de ce long métrage, notre regard demeure gêné, embarrassé, contraint, par un système photographique, et narratif d’une très grande rigueur formelle.
Ici, même les paysages les plus anodins des Flandres semblent avoir été vidés de la substance coutumière aux plans des paysages cinématographiques : ni décoratifs, ni indicatifs, ayant perdu cette fonction récurrente de la pause dans le rythme d’un film, ni pause, ni indice, peut-être à un moment, la seule intention de marquer une saison, mais le spectateur a depuis longtemps dans ce film, fait abstraction des nécessités temporelles. La fonction du paysage, du panorama, bute ici sur le sentiment déjà étrange, d’un vide qui engloutit ses deux personnages, un fermier improbable, faisant allure d’idiot, homme singulier du village, et délaissant ferme et femme, pour partir à la guerre. Là où un paysage au cinéma relie le plus souvent deux actions, deux lieux, deux moments dans un montage, il semble que ceux des Flandres, aient perdus toute valeur métonymique, de mise en contiguïté, de liaison, bien au contraire : juste avant, le fermier a baisé la femme comme un trou dans sa terre, jeune femme aux cuisses toujours ouvertes et sans voix, sans regard sinon sur la cime d’un arbre, fragment du même paysage ; juste après, le fermier vaque à ses occupations quotidiennes.
Animalité.
Humanité, il y a sept ans, remporte à Cannes le prix du Jury, et le meilleur rôle masculin. Pas de palme d’or mais un deuxième grand prix cette année pour Flandres, qui pourtant s’avère être son meilleur film. Les deux semblent se suivre. Non pas que les autres sélectionnés, furent meilleurs encore, mais cette fois, le choix fut porté vers l’Humanitaire, valeur hautement estampillée de nos jours, avec le film de Ken Loach, Le vent se lève.Flandres en est le contrepoint fort intéressant, tant par sa forme, que par la dimension humaine qu’il met en question.
Flandres, semble vouloir raconter, avant l' »Humanité », une pré-histoire en quelque sorte. C’est l' »animalité », dans ce qu’elle exprime de l’absence de tout repère symbolique : jusque dans la forme, Bruno Dumont réussit à évoquer un réel sans limite possible : aussi rigoureux que puisse être le formalisme du cadre, aussi incisives que puissent être les couleurs du film, l’ensemble tient dans un rapport saisissant, où les plans semblent glisser les uns sur les autres, là où la narration peut vaciller à chaque fin de séquence, dans des contours qui se fondent, tels les traits d’une aquarelle.
Dans La vie matérielle, Marguerite Duras écrit que la mère représente la folie. La folie est aussi cette jeune femme, dans le film de Dumont, sa folie qui lui revient du dehors, non pas de sa mère qui était déjà folle, mais du dehors c’est : cet enfant qui ne cessera de ne pas grouiller dans son ventre. Elle a une copine qui pense qu’on va dire d’elle que c’est une pute, à se taper comme çà tous les mecs du village. Mais de manquer d’amour n’indique pas ici que tout peut s’échanger : dans les Flandres rien ne s’achète, car rien dans l’apparence des êtres, des animaux, de l’architecture, du paysage ne semble avoir plus de valeur qu’autre chose. La photographie est telle, qu’un glissement est donc toujours possible, d’un plan vers un autre plan du film, sans que l’un, ni l’autre, ne puisse véritablement en prendre le dessus. L’état est brut des choses, des matières et des êtres, une impossibilité « réelle » même, à imaginer quoi que ce soit d’un devenir narratif, de notre devenir même, en tant que spectateur. Les métaphores employées nous renvoient sans cesse, et uniquement à l’impossible de tout rapport : les lames de la charrue labourent la terre dans la seule perspective pour ce fermier d’en finir au plus vite ; rien, jusqu’à l’enfant qu’on suppose en devenir dans le ventre de la jeune femme, n’est l’objet d’un désir. Au-delà de l’histoire même, le désir du réalisateur se pose cruellement, et c’est bien ce qui nous embarrasse : Dumont filme avec une grande maîtrise l’absence même de son propre désir à l’endroit de ses personnages, puisque vers ses personnages figés dans les Flandres, l’amour ne rencontrera aucun objet. La langue anglaise traduit « I miss you », inversant dans notre langue, le sujet et l’objet, sans que l’on puisse savoir, à chaque fois, comme dans chaque histoire d’amour, qui est le sujet, et qui est l’objet. Ici, La jeune femme manque. Le fermier manque. Et Dumont lui, ne rate rien, ne perd rien de cette fille qui n’arrive pas à perdre son sang. Voilà bien, une confusion réelle, de ce que peut bien vouloir signifier pour ces êtres, être un homme ou être une femme. Bruno Dumont pose sans évidence cette question et propose toujours entre les images, une vision sans apprêt de ce que c’est, entre l’animalité, et l’humanité.
L’imaginaire, lui, se ramène à peu de choses. A ces gens-là, on a raconté peu d’histoires, et la vie s’écoule ainsi, d’un réel qui leur fait peu d’effet : ils passent à côté, sans pouvoir l’envisager. Prendre une femme, c’est donc fendre la terre avec un engin. C’est faire un trou dedans. Il faut que çà soit droit, que çà aille vite. Il existe un gros plan sur les lames de la charrue. Entre hommes, on imagine un peu plus. D’être au moins deux, permet d’introduire le fantasme, et çà fonde l’image : la guerre çà va être çà, on va faire çà… On va être des hommes. Un homme, pour eux, c’est comme çà. Tout fonctionne ainsi sur ce registre très aride. Le fermier improbable n’imagine rien de ce que peut ressentir la femme, et pour elle, c’est pareil. De s’imaginer l’autre leur est d’emblée impossible, car l’autre n’est déjà qu’une image prise dans le réel, insérée dedans, fondue et prise comme telle, la jeune fille, dans un cadre, toujours le même, toujours au même endroit, toujours au même moment de la journée.
La guerre.
On peut l’observer, le fermier improbable, dans un plan qui nous en apprend davantage, que dix pages de scénario. Il sort de chez lui, il y a là quelques animaux : On a plutôt l’impression d’ailleurs, dans la géographie du lieu et le mouvement des bêtes, que ce sont elles qui s’occupent de la ferme. Il croise un autre garçon derrière un baraquement. Cette idée de la guerre n’est pas un artifice narratif : La guerre, on ne la fait qu’à ceux qu’on ne connaît pas. Pourquoi irait-il la faire alors, à cet autre garçon qui baise sans plus d’allégresse, la même jeune fille ? Ça n’est pas un type moderne, un urbain, il ne s’adonne pas à des pratiques échangistes, il ne se jouit pas spécialement d’une maîtrise. Non. Ils sont pareils tous les deux, ils sont semblables, ils ne peuvent se faire la guerre. D’ailleurs il lui sourit, et la guerre, ils vont la faire ensemble, contre d’autres, des étrangers soit disant des vrais, car c’est le fantasme qu’ils en ont. C’est mieux. Le plan ne s’arrête pas là. Le fermier prend une pelle quand l’autre est parti, et il remue quelques tuiles posées en vrac dans la cour ; il les remue comme on soulève de la dentelle, avec application, avec infiniment plus de précaution que s’il s’agissait de « soulever » une fille… Puis il s’arrête, il verra çà demain, après la guerre.
Vers la fin du film, il est rentré seul de la guerre. La jeune fille « devenue » folle et sa copine le regardent. Elles hésitent, puis la copine se décide alors à aller voir le garçon.
C’est là que, peut-être, l’ « Humanité » commence, sur un tas de bois. C’est là que quelqu’un, pour la première fois, demande à ce qu’on lui raconte une histoire, aussi cruelle soit-elle. C’est de la mort dont il sera question, celle du compagnon, innocent mais châtié, castré pour expier dans un raffinement ultime de la vengeance, la première faute du fermier : celle d’avoir violé l’étrangère pendant sa petite guerre. La jeune fille, la folle, qui ne sera jamais comme sa mère, car elle est toujours fille, s’emporte dans une crise de folie : ce qui tout d’un coup lui devient insupportable, que l’on commence ainsi à se raconter des histoires, et qu’une humanité est peut-être ainsi en train de naître, elle qui n’a pas voulu l’enfant, et pourtant çà va naître, et rien ne sera plus comme avant… Il va falloir apprendre à parler. Ils sont allongés l’un sur l’autre. Parce qu’il se résout à avouer sa lâcheté, comme l’amorce d’une morale, elle lui pardonne sa deuxième faute : celle d’avoir abandonné dans sa propre fuite, son compagnon de guerre et de sexe. Dans leur profonde solitude, s’invente la possibilité d’une rédemption, à valeur de rachat ou de nouvel échange. La croyance est proche : « Dieu » ou un ordre semblable, spirituel, pourrait y trouver sa place. Ils se déclarent leur amour, l’amour du prochain quand Adam est le fermier et Eve fait la folle.
Un cadre sans métaphore possible.
Le cadre, Bruno Dumont le détermine pour raconter ça : l’absence de toute absence signifiante possible. Aucun rapport de similarité ne pourra s’entrevoir, aucune substitution ne viendra au désir du spectateur. C’est le plus souvent fixe, mais surtout, çà n’entre pas et çà n’en sort jamais, ou très rarement, de ce cadre. Plutôt çà s’éloigne, les personnages s’éloignent toujours dans le champ de la caméra, dans les champs des Flandres. Il n’y a pas d’en-dehors possible, c’est dire peu de moyens d’imaginer autre chose. L’art de Bruno Dumont, est de nous mettre à la même place que ses acteurs et ses personnages, sans aucune possibilité d’y échapper. Nous sommes dans le réel de la salle, hypnotisés par les visages filmés en gros plan, leur regard est décentré, la blancheur est, de la peau de cette jeune fille, baignant dans une lumière toujours de face, lumière de l’arrêt… Les visages en ressortent ainsi, iconographiés. Cette expérience de la frontalité nous ramène ainsi quelques années en arrière, à la même place que ce spectateur, saisi à la projection d’un court métrage des frères Lumière : La place des Cordeliers. Nous sommes en 1895. Nous ne savons rien de lui, si ce n’est cette frayeur insurmontable, ce face à face au « soi-disant » réel, qui le fit sortir en courant de la salle. Depuis un mythe s’est créé, le collectif l’a rejoint, qui fait que l’on a pu croire longtemps, que c’est un autre film, L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat, qui provoqua un mouvement de panique pour l’ensemble des spectateurs, effrayés que le train ne coupe leurs corps endimanchés. Le cinéma commence donc ainsi, sur un mythe de la frayeur, qui fonde la position du spectateur dans un socle : nous ne quitterions jamais cette place, cette position face à l’écran, d’avoir à être effrayés, se frayer un passage, quelque chose comme cela qui vous donne ce sentiment que çà va vous rentrer dedans.
La photographie de Flandres a ce même statut de produire de l’effet, et non d’en être. C’est-à-dire qu’elle s’efface, supprime le voile du glaçage, de la mise sous cadre, de l’enluminure (mise en lumière, brillance de l’ornement). De cette lumière, il ne reste qu’une impression de chair qui l’absorbe et l’annule. Il n’y a pas d’ombre marquée, mais souvent une pénombre cadrée, contenue. Dumont filme avant tout la matière du corps : une ecchymose sur un bras, l’enveloppe de la peau, blancheur ou poussière de guerre. Même l’éclat d’un feu au crépuscule peine à atteindre les visages.
Flandres s’achève sur la naissance possible d’un couple. À ce que l’on voudrait y voir comme une fin plus rassurante, puisque ce seul moment autorise à imaginer, se devine tout de même tout ce qu’il reste d’humanité à parcourir. En ce sens, son film précédent, semble faire suite à celui-là, dans une semblable frayeur.