Métropolis de Fritz lang

« Métropolis », réalisé en 1925, par Fritz Lang, n’est pas seulement contemporain du texte de Freud : C’en est presque une adaptation, littérale, où comme très rarement au cinéma, la foule est mise en scène, est un personnage, un, petit triangle sans cesse grossissant dans l’image, d’un point zéro, situé à l’infini, au premier plan du cadre. La foule naît, grandit, se mobilise, s’organise, s’invective, se harangue, se déplace, se désorganise,  s’aime, se disloque, se groupe,… La foule est un élément visuel, coupé aux cordeaux d’un mouvement artistique (le Bauhaus) pour devenir abstraction, autre chose, comme :   fil, lien, cordon, ruban topologique,  bande qui se déroule sous nos yeux…. Celle à qui, Maria, la meneuse, une femme, celle qui enchante en faisant miroiter l’illusion de Babel, (tient la meneuse est une femme ! et le médiateur, un homme, son homme, son amoureux qui s’oppose à la foule, veut vaincre l’hypnose dans laquelle Maria hypnotique, mensonge robotisé, Maria remplacée par un savant fou, (la science) balaye de ses convictions une première foule, pour la transformer en une seconde, haineuse, ravageuse, qui en oublie ses enfants qui vont mourir noyés, dans les bas-fonds de la ville, en oublie Babel, en oublie  qu’elle est composée : une foule est composée, puis mobilisée.

 Cette mise en mouvement, je la ressens  chaque fois que j’entre sur un plateau de cinéma. Il ne s’agit plus de Métropolis. Il s’agit de moi-même, comme élément d’une foule, qu’on qualifie très souvent d’hystérique, le cinéma qui, quel que soit son genre, s’emprunte de féminité.

Etre l’élément d’une foule, de cette petite foule,  aux ordres d’un chef, lequel (réalisateur, producteur ?) Celui qui, dès les premiers jours du tournage prend le pouvoir, après son  coup d’état, d’être ainsi.  Ce qui est important, ou pourrait l’être, serait de comprendre, (même si c’est évident, économiquement), mais comprendre au moins comment ça se met en marche, se mobilise, se met en mouvement, en cercles concentriques, autour de la caméra. Parce que l’équipe se met en mouvement comme une onde de choc,  autour de çà, cet objet, pas seulement un meneur, un objet, qu’on aime bien, c’est vrai, parce qu’il fascine, qu’il fascine pour ce qu’il est : une mise en mouvement. La foule, au cinéma, ce peut être plusieurs choses : un indice économique (le péplum, qui se jauge au nombre de ses figurants), un contexte économique ou politique (une toile de fond : des manifs, par exemple les films de Romain Goupil, qui pleure maintenant cette absence de foule, de mobilisation, qui en revient même). Ou un lieu de perdition. Combien de séquences, ou un couple se sépare ou se perd dans la foule. Comme dans « Hiroshima mon amour », un transport amoureux qui ne peut déborder la foule, qui s’y heurte, se décompose, dans l’incongruité de la masse. Lieu de tous les dangers : Ne faire qu’un. Car il y a là peut-être ce paradoxe, que, dès qu’elle se met en mouvement, la foule s’immobilise en un, Bloc. La foule stationnaire, qui attend, ne fait plus qu’un, s’arrête. Son mouvement est une glissade, un évitement à la surface des choses, des magasins, des rues, c’est un entraînement, ou plutôt une aspiration vers : la mort. Chaque foule est amenée à disparaître, ne peut durer. Elle est liée à l’âme d’un meneur peut-être, d’un objet, c’est certain.

Evolution des techniques, au cinéma les foules sont numérisées aujourd’hui. Elles sont devenues virtuelles, donc infinies, mortes. Y aura-t-il encore passage d’un état à un autre (on peut ainsi définir le mouvement), d’un lieu à l’autre, et que ce lieu et que cet autre soient réels. « Filmables ». Un lieu à l’autre, à l’étranger de ce que nous sommes, de ce que je fais là, au milieu de cette foule, à chercher l’autre. Une infinité. Un vague sentiment d’homosexualité. La foule a un sexe, peu importe lequel. Elle n’est pas ambivalente, ne peut l’être, sinon elle se disloque, se fragmente. Là, le sexe est indiscernable, c’est à dire identique. Je suis le même que mon voisin, parce que tous les deux sommes différents de tous les autres, où chacun se lie à l’autre, s’il en est, un vrai-semblable.

Donc la foule fonctionne à deux, dans l’hypnose d’un état. Comme la caméra est hypnotique, entre l’acteur et celui qui le filme. Seul cet état crée une mise en mouvement, un transport.

Il faudrait parler aussi de ce qu’il y a de visible dans la foule, qu’elle ne peut exister que par le jeu du regard, uniquement dans sa puissance à être vue, ou entendue, dénombrée, plus ou moins bien, selon que c’est la police qui compte, les manifestants ou le directeur de production. (Combien de figurants aujourd’hui ? son angoisse).

Etre et choisir la place de la caméra, maintenant, quand au départ, le dispositif des chrono-photographes imposait « culturellement », un passage dans le champ de gauche à droite, décompositions d’un mouvement : hommes qui marchent, courent, tribus africaines, éléphants, danseuses….

Pouvoir choisir cette place, met un terme à  l’obsession du mouvement. Une première nouvelle vague ou onde. Une place hors des studios d’étude, une petite place dans le réel. Les frères Lumière, en gare de la Ciotat filment l’arrivée d’un train. C’est la première fois au monde que l’on filme un train. Première et dernière fois au monde que des spectateurs tentent de s’enfuir en voyant ce train grossir dans l’image, foncer vers eux, lors d’une projection au « Grand Café ». Stupeur. Car  les frères Lumière ont l’intuition de vouloir saisir le mouvement  de face, en pleine face.

La Face,  est un terme très usuel sur un plateau de cinéma. Cela délimite un espace rituel, sacralisé, autour de la caméra, quelques dizaines de mètres tout au plus. Là où ça se joue. Centre d’un cercle d’exclusivité, objet unique, (la prise par exemple : quand chacune de ces prises devrait être la dernière), La Face, c’est aussi une direction de lumière. Celle qui ne provoque aucune ombre sur un visage, aucune cerne, aucune ride ou trace.  Lumière sacrée, nimbe. Lumière qui fige. Lumière de l’arrêt.

 D’être ainsi de face, le mouvement filmé devient invisible, imaginable : Le geste, l’amplitude  s’estompent au profit de la valeur du plan : le train grossit de plus en plus à mesure qu’il s’approche de la caméra : plan large, moyen, gros plan et  très gros plan. Valeur de plan donc, en tant que réelle proposition d’échange : telle valeur pour tel effet. Tel effet suggestif. Economie de la suggestion. Les premiers films de cinéma sont d ‘emblée des films de suggestion. Le spectateur, sans avoir fait l’apprentissage d’un quelconque langage du cinéma, sans vocabulaire, sans grammaire, est saisi, capté, par ces valeurs d’échange. Ce que la caméra voit, œil unique et accaparant, se retourne vers lui, le captif, comme un miroir, par un jeu de réflexions : l’image sur l’écran se meut dans une lumière vibrante et douée d’un papillotement (l’alternance du noir quand la pellicule est mobile dans le projecteur, et d’images, quand le film s’immobilise devant la fenêtre de projection). Sans arrêt, le cinéaste joue et jouit de cette alternance possible entre un mouvement transversal (passages dans le champ, travellings latéraux, panoramiques…) qui délimite l’espace (non du réel, mais d’un cadre tout simplement) –  et le passage de cet espace à un autre espace, un transport, un lien –  une alternance avec la frontalité d’un autre espace : l’objet, l’acteur, de face, qui immobilise, fige l’âme du spectateur, l’âme des foules, selon la valeur au plan, que le cinéaste leur aura attribué :  Dans « Hiroshima… » Les deux villes, ne sont plus qu’une ; les deux étrangers (l’allemand, le japonais), dans la mise en scène de Resnais, ne sont plus qu’un : les effets de cadre et de collures, nous balancent sans cesse, de l’un, à l’autre.

Etre maintenu dans un choc frontal, face à l’écran,  dans l’effet de l’onde (lumineuse, sonore, amoureuse) : elle amplifie le moindre déplacement, la moindre variation d’un état. L’œil saisi par la caméra hypnotique.

Plus la cadence de la caméra et du projecteur sont rapides, plus l’effet de réalisme est saisissant. Les frères lumières filmaient et projetaient à 18 images par secondes. Le procéde Showscan, utilise 72 images par secondes et tend à l’ hyper – réalisme.

 Etre confronté à une expérience physique, qui repose sur l’illusion, le mensonge : le mouvement, à Hiroshima ou ailleurs, n’est pas la réalité, mais une composition. Ce que je vois, sur l’écran, ou à travers la caméra « argentique », (la vidéo est, au contraire l’outil d’un mouvement perpétuel), ce que je vois n’est que la « moitié », d’une réalité spatio-temporelle : Il y a des raisons mécaniques à cela : Tous les cinquantièmes de seconde, la fenêtre de la caméra est obturée, pour permettre le mouvement de l’image impressionnée, latente,  à la suivante, vierge, impressionnable. Comme un trou noir, espace vide le long duquel le réel continue de se dérouler sans pouvoir être enregistré. Une pulsation. Ces trous dans le réel, le spectateur, s’il veut croire à l’illusion du mouvement, est contraint de les raccorder, les uns aux autres, image après image. Ce travail de raccord fonde le cinéma, en tant que dispositif hypnotique de mise en abîme : raccorder les images entre elles, puis un plan d’avec le suivant, d’une séquence à l’autre, du début à la fin. Dans l’espace de ces raccords, collures, coupes, de l’infiniment petit (les photogrammes), à l’infiniment grand (le film/matrice), le cinéaste tire sa jouissance. Celui qui regarde aussi, pris dans l’éblouissement de l’objet unique, exclusif, et saisissant.

 Etre lié à une frontalité saisissante, incontournable, celle du regard de l’acteur. Celui qui joue devant, et d’avec vous.  Regard scindé de Maria, résidente de Métropolis, dans un gros plan, l’œil ouvert, un autre fermé (celui qui dort n’est pas plus paisible d’ailleurs). Regard – caméra qui traverse l’écran pour fixer celui qui peut voir dans le noir. Là, s’opère une inter-action entre celui qui joue et celui qui est joué, quand l’inter-réaction elle,  fait la fortune des multi/médias : celui qui joue, ré-agit à son propre joué, comme une onde inversée qui se propagerait vers son centre. S’il ne faut pas regarder la caméra c’est pour réduire le spectateur à ce qu’il veut être : pas  là et impuissant. Et si les yeux de l’acteur se posent sur l’objectif, celui qui se prête volontiers à ce jeu, est définitivement pris, décomposé, dans cette nouvelle illusion que ça traverse l’écran, il ne sait pas dans quel sens,  mais  ça pourrait en tout cas le rendre coupable, voyeur tout d’un coup, face à celui qui le mène (« la vue de la divinité est insupportable pour le mortel » nous rappelle Freud, dans la foule et la horde imaginaire) , en pleine face de l’intimité de l’autre. Peut-être même, c’est là qu’il s’identifie le mieux.

 Etre idéal, identifié.

 Etre cinéaste et fabriquer du vrai-semblable en utilisant le regard caméra comme un procédé, un dispositif de manipulation. Un égal à égal. Une vision documentarisée. Faire appel ici à la puissance du spectateur à être là, au même endroit, dans la même foule : la face caméra. Y être sur le plateau, là ou cela se passe. Et pourquoi pas à la place même du cinéaste ! Mais quand même, cette idée que l’on puisse être nous aussi, comme cette fille de Nevers, ou cette Maria,  du fond d’une salle obscure,  des meneurs d’âmes !

« J’ai tout vu à Hiroshima, tout… Ainsi l’hôpital je l’ai vu, comment aurais – je pu éviter de le voir ? » Ce que, ayant vu le film de Resnais je pourrais dire, moi-même.

 Etre au fond d’une salle : nos salons, chambres, cuisines, écrans de portables, vitrines de magasins, écrans géant. Par tout, ça nous regarde, de la même façon. Ce procédé est celui de la télé – vision : celle qui regarde de loin, à distance, scrute le mouvement des foules, ne serait – ce qu’un match de foot, (replay, ralenti, point de vue multiple sélectionnable par le télé – spectateur). C’était là depuis le début, sur une chaîne unique des années 50, quand le journaliste ou la speakerine, noirs et blancs, se sont adressés à la puissance conférée à celui qui les regarde. Regard caméra,  face à face perpétuel, nouveau mouvement des masses infini qu’on ne termine pas de traîner, d’améliorer, de critiquer. Ici, pas de moitié spatio-temporelle, pas de raccords perceptifs à faire, pas de débuts ni de fins. Pas de ces fameux trous de réel. On parle souvent des images télévisuelles en termes de flux. Ca rejoint l’image de l’onde, à ceci près que cette onde n’a pas de centre. Problème. Qui mène ? Ca vient d’où ? Et pourtant çà mène tout et vers tout : la censure, le genre cinématographique (ce qui vaut le coût d’être ou ne pas être filmé), sa place de star d’un jour, sa place de terroriste aussi.

 On peut réduire le cinéma de propagande à ce qu’il prend au cinéma sa puissance hypnotique, au service d’un nouvel ordre, quel qu’il soit. Là, le couple d’Hiroshima n’aurait aucune existence possible. Il s’agit d’une Nation, unique et entière.

Mais on peut l’élargir également, à ce mouvement dont on nous donne le sentiment qu’il peut durer, indéfiniment : tout devient visible, se doit de l’être, en tant que preuve irréfutable. Les premières caméras à visée réflex (ce que le cadreur voit dans une visée/miroir, est l’autre moitié de réel de ce que le spectateur verra) sont des caméras de guerre, fabriquées, sous le régime nazi, pour être embarquées à bord des avions de chasse. Il n’est pas d’inventions majeures qui n’aient été pro-mues en  armes de guerre. Aujourd’hui, la vidéo, la caméra amateur n’y échappent pas. Les terroristes filment leurs mouvements au moment même où ils deviennent invisibles. Un retour éloquent à la  chrono-photographie, de la fin du 19ième siècle : rendre  visible, décomposer. Faire la preuve de…

Voilà où je voulais en venir. A ce que la télévision génère : successions d’instants sans raccords possibles. Chronophotographies. Infinir le mouvement des foules,  faute d’une maîtrise, d’un meneur, amoureux de son objet. Onde sans point d’impact réel. Aucun regard caméra, aucun mouvement de cette caméra, qui puisse exister pour ce qu’il est : une simple suggestion. Puisque rien n’est suggéré, représenté, puisque tout devient visible. De là, tous les mouvements s’annulent, comme des ondes en opposition de phase. Le téléspectateur est seul.

Ca peut se voir pourtant, des émissions qui se « conceptualisent »  C’est nouveau,  cet attachement à la forme, cette tentative de mise en abîme : des images sombres, des visages contrastés, sans aplats de lumière, quand gagne peu à peu sur les plateaux de télévision une part d’ombre, la lenteur d’un mouvement.  Cela vient un peu. Et quand les grilles de programmes deviendront des séquences, ou autre chose…peut-être. Un raccord est possible.

 Etre possible dès que, d’un plan à l’autre, l’état amoureux du spectateur, vis à vis de son objet/film se maintient, que la croyance opère. Par le travail du montage, collures informatiques désormais,  qui introduisent l’illusion du temps, après celle du mouvement, dans le cœur d’un film. De là, on voit toute l’impuissance de la télévision, (mais cela pourrait être aussi une voie), à pouvoir s’intéresser à cette durée : le réalisateur de télé – vision, est sous l’emprise du savant fou de Métropolis : produire à tout prix du raccord mouvement, et uniquement çà,  être collé à un dispositif parfaitement réglé (quatre, cinq, six caméras, parfois plus), pour que les regards ne se perdent pas, n’aient aucune chance, non de lui échapper (car il n’a aucune maîtrise réelle de ce qu’il voit se dérouler sous ses yeux), mais de se troubler,  de s’attarder, de suggérer autre chose que ce qu’ils sont. La multiplication des coupes, au rythme du pianotage sur un clavier de montage en direct, annule le mouvement, l’espace, la durée (réelle ou irréelle), l’être, pour en faire un non-lieu perpétuel. On rate (peut-être de peu) ce qui pourrait être un travail, et de mémoire et de représentation (Hiroshima) : le télé-spectateur, en finit par devenir amnésique. Propagande. Mouvement automatique des masses sur elles-mêmes.

 Etre dans ce passage d’un état à un autre, mobilisé, une mise en mouvement, d’un plan à l’autre, d’un raccord.

La palette est large : raccord – mouvement, raccord – regard, raccord à 180° (deux positions extrêmes de la caméra, d’un plan sur l’autre). Le monteur raccorde des valeurs de plan, crée des faux raccords, des jumps – cut (coupe des images dans un plan, invente des durées pour accélérer, perturber l’espace, troubler). Cette nécessité d’un lien (diégétique, ou tronqué dans le cas d’un faux-raccord), évoque ce que le film tient plutôt d’un ruban topologique : d’une surface non lisse, parfois granuleuse, un gradient de texture (l’image des foules, au cinéma est perceptible, selon l’axe de la caméra, la valeur du plan, comme une texture, plus ou moins fine, une trame graduelle), une surface à trous (les ellipses, les noirs, le hors – champ…), qui s’enroule sur elle – même, (les mouvements de caméra, les ralentis, la marche arrière, le flash-back, le flash-forward), une surface où s’accrochent (au moins cela) des images et des sons, (une fragmentation du réel, dans l’espace du jeu, imaginaire, et l’inconscient de celui qui filme, et celui qui regarde : un fameux couple). Il faudrait là, commencer à parler d’Antonioni…

Mais je vais plutôt finir sur ça : le cinéma de propagande, cinéma de masse, cinéma de la foi, commence là ou cette bande-film se déroule sans rugosité, sans grain, sans trous : linéaire, iconique, et muette. Une chronophotographie.

 Etre virtuel : le numérique s’insinue peu à peu dans ce ruban topologique. Qu’importe pourvu qu’il fasse des trous.

Ce que l’on peut prendre comme une innovation technique, non venue du ciel, ne change rien à cette affaire de cinéma. C’est une suite. Noir et blanc, sonore, couleur, scope, Dolby, THX, numérique. A ceci près que le chapeau de Charlot pourrait facilement devenir rouge. (Bienheureuse, cette vigilance qui s’est instituée). A ceci près que les nouvelles copies de films emblématiques demeurent des restaurations, donc des interprétations,  que la représentation des foules au cinéma devient infinie, et de moins en moins coûteuse pour les productions. Que les effets de l’illusion s’accentuent, puisque que sans cesse, l’on cherche à reproduire cet effet de stupeur, au « Grand café », à l’arrivée d’un train, en gare de la Ciotat.

Mais ce que le numérique propose, sans remettre en cause d’un moindre effet suggestif d’ailleurs,  c’est la virtualité de l’objet, pas seulement filmé, mais de ce qui filme également : la caméra virtuelle, la lumière , le son, le réalisateur virtuel. Déjà des objets du réel sont remplacés : par là un nuage, une maison, une lumière. Parfois c’est le mouvement, virtualisé qui atteint un degré extrême de sophistication, devient l’enjeu du plan. (Souvent l’enjeu du premier plan d’un film).

 Alors, ne plus être sur un plateau, plus de Face caméra, plus de cercles concentriques autour d’elle ? Finies les ondes, bonnes ou mauvaises,  avec leurs points d’impact ? Le virtuel remplacerait l’être, avant tout. Ce qui frappe surtout, c’est que, ce qui n’était, au départ qu’une simple possibilité, éventualité, ce qui était latent, (la virtualité de la chose, ne signifie rien d’autre que son état au stade d’une hypothèse : ce qui est virtuel est en passe de devenir réalité, mais rien n’est moins sûr), ce virtuel là, numérique, devienne à ce point cette réalité, une croyance. Ce n’est pourtant pas nouveau : l’image d’un film enregistrée dans la caméra a toujours été une image optiquement virtuelle, et l’image projetée, un objet optiquement virtuel. Lois de la physique : Que le réel (« filmable ») soit en passe de devenir une réalité (filmée).

 De là, le numérique est un nouveau passage, mouvement, passage d’un état à un autre état. Simplement, l’image est devenue numériquement virtuelle, plus puissante, lieu d’infinir une maîtrise : où tout est possible, puisque le sujet lui-même peut-être nié.  Et tout, c’est quoi au juste ? (Un nuage, une maison, une lumière).

Depuis ses débuts, depuis l’arrivée de ce train, le cinéma est un art de la virtualité : Métropolis, quand ses foules sont en passe de : produire, détruire, construire. Hiroshima, quand cette fille de Nevers est en passe d’aimer, d’oublier, ou se souvenir…  Le spectateur, en passe de traverser l’écran.

 Là où l’illusion paraît ne plus avoir de limites, risque d’être précisément l’endroit où le sujet-virtuel-numérique,  se heurtera à ce paradoxe : que le réel (non filmé) soit en passe de devenir une virtualité (« non-filmable »).

 L’engouement des foules pour ce nouveau télé-objet n’y change rien, et pourtant les emmène.